Dr. JACQUES LUCAS : SON AVIS SUR LE FORUM URPS

Publié le Lundi 13 novembre 2023

L’ex-président de l’ANS, l’Agence du Numérique en Santé aura été le grand témoin de cette édition 2023 du forum URPS consacré à l’infirmière connectée. Sans filtre, il a accepté de partager avec nous, tout au long de la journée, son analyse au sujet de la dynamique régionale en matière de e-santé. Et s’est déclaré « très impressionné » par la science infirmière à ce sujet.

Quelle définition personnelle donneriez-vous du thème du Forum 2023 organisé par l’URPS : « L’infirmière connectée » ?

Depuis plusieurs années le corps infirmier dans son ensemble a fait beaucoup évoluer les contenus de l’exercice de sa profession et de l’expertise acquise dans le cadre de ses compétences et de ses missions. Il découle de cela que vous, IDEL, vous impliquez de plus en plus dans les utilisations professionnelles des moyens numériques.

Didier JAFFRE, le Directeur général de l’ARS Occitanie était présent. Il s’est lui aussi posé la question de ce qu’était un « infirmier connecté ». Personnellement, je répondrai que ce n’est pas un professionnel qui est tout seul devant son ordinateur mais que c’est un membre d’une équipe de soins coordonnés dans la prise en charge et le suivi d’un patient. En plus, l’informatisation de son cabinet, ou de la structure dans laquelle il exerce, devrait lui permettre de gagner du temps de soins proprement dit en automatisant les activités de gestion administrative et de ses relations avec la CPAM de son territoire. Il y a encore des améliorations à apporter à cela, mais ça s’améliore en de plus en plus. Ce n’est pas le DG coordinateur de vos CPAM, également présents, qui nous contredira sur ce point.

L’infirmière est donc déjà ainsi connectée humainement et en direct avec d’autres professionnels de santé, dont le ou les médecins qui sont intégrés dans les activités de cette équipe. De nos jours les transmissions d’informations ne se font plus sur des cahiers mais en utilisant les technologies de l’information et de la communication, où d’ailleurs la téléphonie garde sa place, bien qu’elle soit de plus en plus souvent remplacée par des mails ou des SMS. Je vais glisser ici que, quel que soit le moyen de communication, il doit être sécurisé. C’est l’expression moderne du secret qui couvre les données de santé. Ce que l’informatique renforce par rapport aux anciens dossiers papier ou les échanges de données écrites sur des cahiers de transmission.

C’est la connexion indirecte qui a le grand mérite de se déployer de plus en plus entre les membres de l’équipe de soins, car elle garde les traces écrites de ces échanges qui peuvent être partagés entre tous les membres de cette équipe de soins, sauf opposition du patient, comme l’indique la réglementation.

C’est un gros avantage par rapport aux appels téléphoniques : les paroles s’envolent, ou se déforment dans la transmission, les écrits restent, y compris sur le plan médico-légal, en cas de contentieux.

L’accès à ces informations améliore la qualité et la sécurité de soins pour l’ensemble de l’équipe, dans le respect de la préservation du secret professionnel auxquels tous sont astreint sur les données personnelles de santé. Cela concerne les accès au DMP contenu dans l’Espace Santé du patient (« Mon Espace Santé ») ainsi que tous les usages du numérique au service de la santé. Pour être au service de la santé, il faut que tous les outils numériques soient au service des professionnels de santé. Je vais y revenir. Tous les membres du corps infirmier sont aujourd’hui connectés ou vont l’être avec les membres de autres corps des professions de santé. C’est l’ambition du Ségur numérique. C’est un objectif proche.

« Tous les membres du corps infirmier sont aujourd’hui connectés ou vont l’être avec les membres des autres corps des professions de santé. C’est l’ambition du Ségur numérique. C’est un objectif proche ».

Mais proche ne veut pas dire du jour au lendemain, car il y a toujours eu des résistances des corps professionnels aux changements induits toutes les innovations. Il faut lever ces résistances par des actions d’information, de démonstration, d’écoute des professionnels de santé, ce que parfois la puissance publique peine à réaliser. Soit parce que ses propos sont trop centrés sur la technologie ou la réglementation. Soit parce que l’écoute des besoins des professionnels est insuffisante. En effet, je ne doute pas que l’administration, via les éditeurs de logiciels, veuille faire le bonheur des utilisateurs du numérique, mais je crois que pour faire le bonheur des gens en général il est plus performant de leur demander avant ce qu’ils espèrent. Vous avez pour cela de la chance, selon ce que j’ai entendu et vu lors du forum URPS de Carcassonne, que l’écosystème numérique en Occitanie travaille en bonne coopération entre votre URPS, votre ARS, votre GRADeS et l’Assurance maladie.

Reste à voir deux points concrets : primo, la dynamique dans l’organisation des équipes de soins et de leur fonctionnement au quotidien. Deuzio, l’arrivée à marche accélérée de l’Intelligence artificielle dans l’exercice des métiers.

Pour le premier point, il y actuellement, me semble-t-il, des confusions qui sont sources de litiges, parfois aigus et en tous cas bruyants, notamment avec les médecins généralistes. Ces litiges se passent peut-être plus d’ailleurs au niveau des états-majors que dans les réalités du terrain dans les territoires où se développent de plus en plus des innovations organisationnelles au bénéfice de tous et, en premier lieu des patients. Pour être clair, je pense personnellement que le médecin généraliste est évidement le référent médical des autres membres de l’équipe qui ne substituent pas leurs compétences à celles des médecins, et réciproquement. Mais à mes yeux cela ne signifie pas que ce soit lui, et lui seul, qui soit le contact premier et immédiat du patient. Et cela ne signifie pas non plus qu’il soit obligatoirement le manager de l’équipe. Ce point d’achoppement est majeur. Il ne peut se résoudre que par une réflexion approfondie sur les organisations et, bien évidemment, sur les modes et les montants des rémunérations qui sont au cœur du sujet. Nous verrons le deuxième point plus loin.

Quel regard portez-vous sur la dynamique et les outils déployés en Occitanie ?

Avant de m’exprimer sur la dynamique en Occitanie, qui est manifestement au nombre des toutes premières régions très actives, je voudrais le faire sur la dynamique nationale que les régions ne peuvent ignorer.

Les échanges et le partages de données personnelles de santé ne peuvent se faire de façons fluides que par des logiciels obéissant aux fondamentaux de l’interopérabilité. Cela a été un gros problème au sujet des dossiers médicaux et des messageries sécurisées tant en ville que dans les hôpitaux. Si chacun ne veut parler que sa « langue informatique » comment pouvoir échanger de façon simple et rapide ? Il s’agissait d’un frein majeur qui est aujourd’hui levé.

Les financements publics exigent l’interopérabilité. Le « Ségur informatique » pour les équipements informatiques et leur mise à niveau dispose de 2 milliards d’euros investis sur cinq ans, en y incluant le secteur médico-social. Cela veut dire que la mise à jour de vos équipements logiciels pour satisfaire aux exigences du « Ségur numérique » sera prise en charge intégralement par l’Etat, comme l’a été celle des médecins et des pharmaciens.

On peut regretter que le déploiement concret de l’équipement logiciel des professions de santé se soit faite par couloirs, puisque vous n’aurez ces équipements, par mise à jour de vos logiciels qu’en début 2025. C’est le choix stratégique qui a été déterminé sur le plan national et qui doit donc être décliné dans les régions. Cela conforte l’importance actuelle des outils déployés en régions, permettant des échanges sécurisés pour un patient entre tous les professionnels qui assurent sa prise en charge et une bonne coordination des soins prodigués, comme le permet sans risque SPICO dans votre belle région, ainsi que Médimail qui respecte les règles de l’espace de confiance MSSanté.

« On ne souligne jamais assez l’implication des représentations professionnelles avec le travail que cela suppose pour tous, notamment de votre URPS en relation avec l’ARS »

Je veux souligner ici la très forte implication de votre Groupement Régional de Déploiement de la e-Santé (GRADeS) pour l’animation numérique vers le monde libéral en concertation avec vos représentants … On ne souligne jamais assez l’implication des représentations professionnelles avec le travail que cela suppose pour tous, notamment de votre URPS en relation avec l’ARS.

Dès lors que les échanges et les partages de données se réaliseront en lien avec un parcours de soins et que toutes les données devront être versées dans le DMP, il est impératif que tout le monde se conforme à un identifiant national de santé qui reste le numéro de sécurité sociale vérifié par des traits d’identité. Un serveur d’identité INS, hébergé par la CNAM, est contacté automatiquement par les « logiciels Ségur ». De même le producteur des données enregistrées doit être identifié de façon certaine et en situation juridiquement régulière d’exercice, ce que permet le carte CPS dont la dématérialisation en e-CPS est désormais acquise et pratiquée.

« Tout cela se fait au service des patients et qu’il faut donc prendre leurs avis dans la construction des outils »

Je voudrais aussi déborder un peu votre question, en exprimant que tout cela se fait au service des patients et qu’il faut donc prendre leurs avis dans la construction des outils. Il est impératif pour le déploiement du numérique en santé d’embarquer les usagers afin que les plus impliqués d’entre eux, via les associations, servent à la communication vers ce que l’on appel de grand public dans chaque territoire de santé.

Actuellement, et en dépit de la communication publique nationale, seulement 14% des DMP créés de façon automatique ont été activés par les usagers… Seule une information « militante » vers les usagers, en langage courant lors des actes de soins, sur l’intérêt du DMP et de MES permettra une réelle appropriation. Tous les professionnels de santé doivent se sentir concernés, dans la mesure où l’équipement d’outils numériques adaptés à leurs pratiques leur permettra de dégager davantage de temps aux soins et à une bonne coopération entre eux. Bien évidemment, ce temps d’information mais aussi de formation des patients devrait être pris en compte dans la valeur spécifique de cet acte, et du temps qui y est consacré, car c’est un investissement d’avenir.

Pensez-vous que les outils numériques finiront par révolutionner radicalement l’exercice infirmier, le corps soignant tout entier ou encore son rôle dans la société ?

A partir de ce que j’ai déjà indiqué, il est clair que ma réponse est oui. Si l’on regarde les sondages d’opinion au fil du temps, il apparait clairement de façon constante que le corps infirmier à une très bonne côte de popularité, très certainement ou du moins en partie en raison de sa grande proximité avec les patients et de ses déplacement aux domiciles ou lieux de résidences. Déjà l’exercice infirmier c’est adapté avec l’apparition de spécialités d’exercice avec les IADE et les IBODE puis récemment les IPA.

C’est sur cette dernière spécialité que se concentre aujourd’hui des débats assez stériles à mes yeux. Pourquoi une profession de santé n’élargirait elle pas ses domaines d’activités dès lors qu’une formation y a été spécialement consacrée ? A cette évolution interne des métiers infirmiers, va venir s’ajouter pour tout le corps infirmier les apports des équipes structurées de soins et de suivis dans le cadre des compétences réglementaires des différents métiers qui utiliseront les moyens numériques qui leur seront accessibles. Et, très vite, avec l’inclusion de l’IA et des dispositifs professionnels qui l’incluront dans les pratiques nous assisterons à l’arrivée d’infirmiers et d’infirmières « augmentés » comme les médecins deviendront eux aussi des « médecins augmentés ». Cela va bouleverser les métiers ou chaque corps de métiers pourra se consacrer à ce qui fait la qualité spécifique de ses prestations. Ces véritables mutations doivent être anticipées et accompagnées, mais je répète qu’elles me semblent inéluctables pour le corps soignant tout entier.

Quant au rôle dans la société, il sera adapté à cette mutation numérique puisque c’est bien toute la société qui numérise toutes ses activités.

Il faudra être vigilant quant à la préservation de l’humanisme dans l’exercice de tous les métiers du soin. A cet égard, le Comité consultatif national d’éthique a déjà diffusé de nombreux avis sur le numérique en santé et le numérique en général, en considérant qu’il serait non éthique de ne pas avoir recours aux moyens numériques dès lors que ceux-ci ont démontré les avantages et bénéfices qu’ils apportent en matière de qualité des organisations , des soins et de suivis des personnes dans le respect du respect de la protection des données personnelles de santé et de la non-discrimination dans l’accès aux soins. Le numérique en santé est devenu également un vecteur des recherches et les recherches en matière de soins infirmiers en font déjà partie.

« Pour ma part je pense que la balance bénéfices/risques penche très nettement du bon côté »

Il faut que les différentes structures représentatives des corps professionnels s’emparent des enjeux et des moyens pour faire avancer lucidement les membres qui les composent vers ce « monde numérique humaniste » qui est en train de se constituer. Ne pas être naïf face aux dangers. Il faut identifier pour les combattre. Ne pas être réfractaire par crainte irrationnelle face aux innovations qui peuvent comporter de très grands bénéfices sanitaires et sociaux. Pour ma part je pense que la balance bénéfices/risques penche très nettement du bon côté.